vendredi 26 février 2016

Le professeur Umberto Eco à l'Université de Tel Aviv

Apparemment, Umberto Eco a donné deux conférences à à l'Université de Tel Aviv. La première fois était en 1979. David Lodge, son co-conférencier, se souvient de ce moment dans son livre The Year of Henry James: The story of a novel :

In the middle of June 1979 [...] I attended a conference in Israel on ‘Narrative Theory and Poetics of Fiction' organised by the Porter Institute for Poetics and Semiotics at Tel-Aviv University. Some fifty scholars from all over the world assembled in a hotel in Tel-Aviv to deliver and debate papers [...]. One evening we were all bussed into the university for an official reception, followed by two public lectures. I had been asked to give one of them, and the other was to be given by Professor Umberto Eco of the University of Bologna, whom I had not previously met: a barrel-chested, bearded, genial man, who spoke fluent English accompanied by all the expressive body language one expects of Italians. To be invited to lecture was a kind of honour, but it was one both of us would gladly have relinquished. The weather was extremely hot, and the lecture theatre was not air-conditioned (I think the system had broken down). Our colleagues from the conference, who had already listened to five papers that day, were understandably resentful at being required to sit through two more lectures delivered end to end in conditions of stifling heat, and even the public' members of the audience looked somewhat listless. The chairman begged us to abbreviate our lectures [...], and making cuts on our feet, we managed to get through the session in just under an hour and a half. At the end Umberto Eco, his shirt soaked with perspiration from his animated performance, turned to me and said with a smile, ‘Well, we did it!'
I spoke on problematical endings in English fiction; he on ‘What is Semiotics?’ [...] Umberto Eco was well qualified to give [an] answer, being the author of A Theory of Semiotics (1976) and numerous other publications highly regarded by specialists [...]. At that time, outside Italy where he was also well known as a critic and journalist, his readers were almost exclusively academics [...]. What we did not know, in June 1979, was that he was writing a novel, which must have been well on the way to completion by then, and would be published in Italy the following year under the title, Il Nome della Rosa. What even Umberto Eco did not know was that over the next three or four years he would in consequence become one of the most famous writers in the world. 
La deuxième fois avait lieu en 2011 (au sujet d'un livre récent d'Eco, Confessions d'un jeune romancier). Comme Lodge note ci-dessus, Eco déjà était « one of the most famous writers in the world », et l'auditorium universitaire (le même auditorium ?) était trop petit pour contenir tous les auditeurs qui voudraient assister à sa conférence...

samedi 20 février 2016

Umberto Eco, l'abbé Vallet

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs (1996) (Six Walks in the Fictional Woods, 1994)
Chacun a son Paris de soi-même, avec les lieux préférés où on revient plusieurs fois. Chacun a ses David Copperfield, La guerre et la paix, Les misérables, avec les extraits bien-aimés qu'on lit et relit toute la vie. Chacun a son Umberto Eco. Eco le linguiste et le sémioticien, Eco le romancier, l'auteur de Le Nom de la rose et Le Pendule de Foucault.  Pour moi, c'est toujours Eco le théoricien de la littérature, l'auteur de Six promenades dans les bois du roman et d'ailleursDe la littératureLector in fabula et des autres. Écrivain prolifique, Umberto Eco typiquement publiait un nouveau œuvre chaque année de ma vie adulte, et on ne pouvait pas imaginer un monde sans ses œuvres qu'on attend paraitre.

C'est pourquoi notre perte aujourd'hui est autant immense. En 1910, la mort de Tolstoï a bouleversé la Russie entière, peut être le monde entier. Dans son livre autobiographique Autres rivages, Vladimir Nabokov, qui avait 11 ans en 1910, se souvient du moment où l'on a appris la nouvelle de la mort du grand écrivain russe, pendant ce que la famille Nabokov était à l'étranger :

« "Tolstoy vient de mourir," [Nabokov's father] suddenly added, in another, stunned voice, turning to my mother.
"Da chto ty [something like ‘good gracious’]!" she exclaimed in distress, clasping her hands in her lap. "Pora domoj [Time to go home]," she concluded, as if Tolstoy's death had been the portent of apocalyptic disasters. » (Vladimir Nabokov, Speak, Memory, p. 195)
C'est comme ça qu'on se sent aujourd'hui, « as if [Eco]'s death had been the portent of apocalyptic disasters ». Pas de nouveaux livres, pas de nouvelles idées du grand écrivain, penseur, universitaire. Et pourtant, comme avec Tolstoï, en manière clairement clichée et clairement vraie, il est toujours parmi nous. Dans la préface écrite pour son livre classique Come si fa una tesi di laurea (How to Write a Thesis, 1977), Eco raconte de sa propre experience avec sa mémoire de master et de son processus de la recherche. Il se souvient que pendant des décennies des années il avait l'impression qu'il a trouvée une des idées les plus importantes pour son travail dans un livre mal connu d'auteur mal connu, l'abbé Vallet. Mais quand Eco a vérifié la citation dans le livre, il a vu que l'idée, en fait, était la sienne tout le temps, étant « simplement » inspirée par les choses écrites par l'abbé Vallet.

Vallet wrote of something else. Stimulated in some mysterious way by what he was saying, I made that connection myself and, and as I identified the idea with the text I was underlining, I attributed it to Vallet. And for more than twenty years I had been grateful to the old abbot for something he had never given me. [...] 
But is this really how it is? Is the merit of that idea truly mine? Had I never read Vallet, I would never have had that idea. He may not have been the father of that idea, but he certainly was, so to speak, its obstetrician. He did not gift me with anything, but he kept my mind in shape, and he somehow stimulated my thinking. [...] 
As I recalled this episode, I became aware that many times over the course of my readings, I had attributed to others ideas that they had simply inspired me to look for; and many other times I remained convinced that an idea was mine until, after revisiting some books read many years before, I discovered that the idea, or its core, had come to me from a certain author. One (unnecessary) credit I had given to Vallet made me realize how many debts I had forgotten to pay. 
[...] I am not sure what the moral of this story is, but I know there is at least one, and it is very beautiful. I wish my readers to find many abbots Vallet over the course of their lives, and I aspire to become someone else's abbot Vallet. (Umberto Eco, How to Write a Thesis)
Je vous remercie, Umberto Eco, pour étant mon abbé Vallet.

mercredi 17 février 2016

Lamartine

Alphonse de Lamartine. Peinture (1839) d'Henri de Caisne. (Musée municipal des Ursulines, Mâcon.)
En lisant en peu de Lamartine...

Sur l'exil : pour Lamartine c'est notre monde, où l'âme est exilée...
L’isolement 
[...] Sur la terre d’exil pourquoi restè-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi. [...] 
Dieu (Méditations poétiques, 1820) 
[...] Ce langage borné s'apprend parmi les hommes,
Il suffit aux besoins de l'exil où nous sommes, [...]

Sur la solitude : un artiste a besoin de celle-ci pour créer... (v. aussi la Nuit de décembre par Musset)
Solitude 
Heureux qui, s'écartant des sentiers d'ici-bas,
À l'ombre du désert allant cacher ses pas,
D'un monde dédaigné secouant la poussière,
Efface, encor vivant, ses traces sur la terre,
Et, dans la solitude enfin enseveli,
Se nourrit d'espérance et s'abreuve d'oubli ! [...] 
La nature est, surtout pour moi, un temple dont le sanctuaire a besoin de silence et de solitude. L'homme offusque l'homme ; il se place entre notre œil et Dieu. Je comprends les solitaires. Ce sont des âmes qui ont l'oreille plus fine que les autres, qui entendent Dieu à travers ses œuvres, et qui ne veulent pas être interrompues dans leur entretien. 
Aussi voyez ! tous les poètes se font une solitude dans leur âme, pour écouter Dieu. 
L’isolement 
[...] De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »  
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.  
Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un oeil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours. [...] 
Enfin, la découverte la plus étonnante pour moi : Lamartine sur Saussure ! Lamartine parle de deux langages : l'un entendu, l'autre - « Est le langage inné de toute intelligence ». (V. aussi : Efim Etkind, Божественный глагол. Пушкин, прочитанный в России и во Франции.)
Dieu (Méditations poétiques, 1820)  
 [...]Dieu fit pour les esprits deux langages divers
En sons articulés l'un vole dans les airs
Ce langage borné s'apprend parmi les hommes, 
Il suffit aux besoins de l'exil où nous sommes, 
Et, suivant des mortels les destins inconstants 
Change avec les climats ou passe avec les temps. 
L'autre, éternel, sublime, universel, immense, 
Est le langage inné de toute intelligence : 
Ce n'est point un son mort dans les airs répandu, 
C'est un verbe vivant dans le coeur entendu ; 
On l'entend, on l'explique, on le parle avec l'âme ; 
Ce langage senti touche, illumine, enflamme; 
De ce que l'âme éprouve interprètes brûlants,
Il n'a que des soupirs, des ardeurs, des élans ; 
C'est la langue du ciel que parle la prière, 
Et que le tendre amour comprend seul sur la terre. 
Aux pures régions où j'aime à m'envoler,
 L'enthousiasme aussi vient me la révéler. [...]
A un Anglais (cité par Etkind)
S'il était une langue harmonieuse et pure
Qui peignit par des sons comme fait la nature
Et dont l'accent rapide et compris en tout lieux
Se fit entendre au coeur comme un regard aux yeux...

mardi 16 février 2016

Témoin et victime

Louis Sébastien Mercier, Le nouveau Paris (1798)
Témoin et victime de ces scènes insensées et violentes, je le répète, qui n'y a pas assisté, ne peut connaître l'histoire de ces jours déplorables, encore moins en rendre compte à la postérité ; qui n'y a pas assisté, ne peut dire jusqu'à quel point une populace, mue par des scélérats, déploie une physionomie tout à la fois extravagante et barbare. Musique du Tartare ! Opéra des enfers ! cris des démons ! exultation des êtres foudroyés par la Divinité et devenus ennemis de l'homme ! accents du crime et de la noire méchanceté ! oui, je vous ai entendus sur la terre.

Louis Sébastien Mercier, Le nouveau Paris (1798)

dimanche 14 février 2016

Ci-devant

« L’ÉMIGRÉ / publié par / M. DE MEILHAN / ci-devant intendant du Pays d’Aunis, de Provence, Avignon et du Hainaut, et intendant-général de la guerre et des armées du roi de France etc. etc. »
Il est intéressant que Sénac, en publiant son roman en 1795 en Allemagne, utilisé le titre « ci-devant », et pas le titre « réel » (mais d'autre côté, il est toujours « de Meilhan», pas « Sénac »). Signifie-t-il que il n'avait pas des illusions de l'avenir de France et qu'il croyait que le retour de l'Ancien régime est impossible?

Dans Aristocracy and its Enemies in the Age of Revolution par William Doyle : 
"The prohibition of proper titles took effect immediately. The most title-holders felt able to do was to qualify their family name with 'formerly' or ci-devant. This changed the meaning of ci-devant for ever. Ever since, it has only been used to describe those who were noble before the Revolution. Le Peletier gave the lead, and most duly followed, although few could be persuaded to start calling Mirabeau Riqueti or Lafayette, Motier. Among the Assembly's secretaries signing the official decree was Maximilien de Robespierre, but this was the last occasion on which he used his usurped particle. Camille Desmoulins even suggested that the new law required Louis XVI to be known as Capet, and the king's opportunistic cousin Orléans cheerfully adopted this family name at once."

dimanche 7 février 2016

La grande épopée

A. Andrillon La Grande Épopée. 
"No string of quotations, no statistics, can recapture for us what must have been the inner excitement, the passionate adventure of spirit and emotion unleashed by the events of 1789 and sustained, at a fantastic tempo, until 1815. Far more than political revolution and war, on an unprecedented scale of geographical and social compass, is involved. The French Revolution and the Napoleonic Wars -- la grande épopée --literally quickened the pace of felt time. We lack histories of the internal time-sense, of the changing beat in men's experience of the rhythms of perception. But we do have reliable evidence that those who lived through the 1790s and the first decade and a half of the nineteenth century, and who could recall the tenor of life under the old dispensation, felt that time itself and the whole enterprise of consciousness had formidably accelerated. Kant's reputed lateness on his morning walk when news came of the fall of the Bastille, and the decision of the Republican régime to start the calendar of human affairs anew with l'an unare images of this great change. Even in the mind of contemporaries, each successive year of political struggle and social upheaval took on a distinct, graphic individuality. 1789, Quatrevingt-treize, 1812, are far more than temporal designations: they stand for great storms of being, for metamorphoses of the historical landscape so violent as to acquire, almost at once, the simplified magnitude of legend. (Because music is so immediately inwoven with changes in the shapes of time, the development of Beethoven's tempi, of the driving pulse in his symphonic and chamber music during the relevant years, is of extraordinary historical and psychological interest.) 
Together with this accelerando, there occurred a "growing more dense" of human experience. The notion is difficult to set out abstractly. But it crowds on us, unmistakably, from contemporary literature and private record. The modern advertisement nostrum about "feeling more alive than before" had a literal force. Until the French Revolution and the marches and countermarches of the Napoleonic armies from Corunna to Moscow, from Cairo to Riga, history had been, very largely, the privilege and terror of the few. Certainly in respect of defined consciousness. All human beings were subject to general disaster or exploitation as they were to disease. But these swept over them with tidal mystery. It is the events of 1789 to 1815 that interpenetrate common, private existence with the perception of historical processes. Thelevée en masse of the Revolutionary armies was far more than an instrument of long-continued warfare and social indoctrination. It did more than terminate the old conventions of professional, limited warfare. As Goethe noted acutely on the field at Valmy, populist armies, the concept of a nation under arms, meant that history had become everyman's milieu. Henceforth, in Western culture, each day was to bring news -- a perpetuity of crisis, a break with the pastoral silences and uniformities of the eighteenth century made memorable in De Quincey's account of the mails racing through England with news of the Peninsular Wars. Wherever ordinary men and women looked across the garden hedge, they saw bayonets passing. As Hegel completed the Phenomenology, which is the master statement of the new density of being, he heard the hoofbeats of Napoleon's escort passing through the nocturnal street on the way to the battle of Jena."
Georges Steiner, "The Great 'Ennui'"
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"1789-й, Quatrevingttreize, 1812-й — это нечто гораздо большее, чем временные вехи; эти годы символизируют собой великие бури естества, столь неожиданные метаморфозы исторического ландшафта, что они почти сразу же приобрели упрощенную значимость легенды. ... 
Человеческий опыт в это время не только приобретает ускорение, но и становится более напряженным. Отвлеченному объяснению этот тезис поддается с трудом. Однако о напряжении человеческого опыта в полной мере свидетельствуют и литература того времени, и воспоминания современников. Сегодняшний рекламный штамп “...Вы почувствуете себя более живым, чем раньше!” воспринимался бы в те годы совершенно буквально. До Французской революции, до наступлений и контрнаступлений наполеоновских армий от Ла-Коруньи до Москвы, от Каира до Риги история по большей части была привилегией и страхом лишь очень немногих. Речь, естественно, идет только об осознанной привилегии и об осознанном ужасе — все люди подвергались лишениям и угнетению точно так же, как и опасности заболеть. Однако раньше в обрушивавшихся на людей лишениях ощущалось некое высшее таинство; события же 1789—1815 годов делают отдельно взятого человека, его жизнь частью исторического процесса. Levee en masse революционных армий — это нечто гораздо большее, чем средство ведения затянувшихся военных действий и социальное внушение. Смысл ополчения вовсе не ограничивается тем, что с прежними методами ведения войны — профессиональная армия, ограниченный участок боевых действий — было покончено. Как прозорливо заметил под Вальми Гёте, армии, состоящие из ополченцев, да и само по себе понятие “вооруженная нация” означали, что история стала всеобщим уделом."
Джордж Стайнер "Великая 'Ennui’"

vendredi 5 février 2016

La vie des émigrés

Vieil émigré sur son lit de mort [estampe ; Dupré, Daniel (Engraver and Illustrator), Salomon, Benedikt (Engraver)]
« J’ai vu, couché sur un grabat, un vieillard à cheveux blancs. Près de lui, sur le bras d’un mauvais fauteuil, était un cordon rouge devenu feuille morte auquel pendait une croix cassée; une jeune fille dans le plus grand délabrement était accroupie près d’un réchaud, occupée à faire chauffer un peu de bouillon d’herbes. »
Sénac de Meilhan, L'Emigré.

lundi 1 février 2016

Des émigrés en images

Noblesse tirée d'embaras par le clergé ou avanture de la dame Polignac à Sens : la dame Polignac suivie d'une seule femme-de-chambre et d'un abbé son complaisant, après avoir reduit plus de vingt cheveaux de poste, s'etoit enfin arrétée à la ville de Sens [estampe]
Départ du Comte d'Artois et de la duchesse de Polignac [estampe]

Il est pris : [estampe]

Fuite des émigrés, representés en animaux, dans des carrosses [estampe]
Source : French Revolution Digital Archive.